Alors que nous consacrons de moins en moins de temps aux pratiques de la gastronomie, nos écrans captent de plus en plus notre attention. Cette tendance met en péril toute notre culture et notre art de vivre.
Découvrez pourquoi il est urgent d’entrer en résistance !
“À table !”
Qu’il soit pris seul, en famille, avec des amis, des collègues, ou en tête-à-tête, le temps du repas a toujours été un espace sacré dans notre pays.
C’est un moment de partage essentiel qui nous rassemble autour d’une table pour y goûter une cuisine, éveiller nos sens, nous connecter les uns aux autres et surtout, satisfaire notre appétit.
Nous passons deux fois plus de temps à table qu’un Américain moyen. Ce n’est pas juste une statistique, c’est ce qui nous définit culturellement. Nous aimons prendre le temps de manger et étirer nos repas, que nous terminons seulement après avoir dégusté un bon café. Un ressortissant de l’oncle Sam venu travailler dans l’Hexagone vous le dira : c’est une véritable richesse, un art de vivre dont nous pouvons être fiers.
Mais cette douceur de vivre autour de la table, que l’on retrouve aussi dans d’autres cultures gourmandes comme l’Italie, la Grèce ou l’Espagne par exemple, est continuellement mise à mal face aux évolutions de notre société. Nos changements de modes de vie, comme les nouvelles contraintes de temps de travail ou des déplacements toujours plus longs, modifient peu à peu nos habitudes alimentaires.
L’engouement pour la restauration rapide, les plats préparés, la livraison ou la consommation sur le pouce gagne du terrain, grignotant lentement mais sûrement la base de notre rituel gastronomique.
De plus, à force d’extérioriser nos repas, nous perdons peu à peu un savoir qui se transmettait naturellement. Cela nous éloigne encore un peu plus du plaisir de la table, car pour aimer et apprécier la gastronomie, il faut la connaître !
Mais comme si cela ne suffisait pas, une autre évolution s’est immiscée au plus profond de nos habitudes de vie et influence nos comportements alimentaires.
L’appétit de l’attention
L’économie de l’attention, cela vous dit quelque chose ?
Il s’agit de ces entreprises dont l’unique objectif est de capter votre attention par tous les moyens, supports ou médias. Ce marché, dont l’évolution a explosé depuis l’ère du tout numérique, s’intéresse donc particulièrement à votre attention, qui représente pour eux une ressource précieuse.
Nous sommes gibier, ils sont prédateurs…
Tout a commencé par des gros titres accrocheurs dans des journaux, à l’époque où la presse était la reine des médias. Ensuite, la radio et la télévision sont arrivées avec les images et le son ; ce fut l’ère de l’audiovisuel et l’âge d’or des agences de publicité.
Enfin, l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux des années 2000 a révolutionné cette économie en décuplant le nombre des contenus proposés.
Il ne manquait plus que l’émergence des smartphones et du tout numérique de ces dernières années pour que chaque moment de la journée devienne une opportunité pour solliciter notre attention. Nous sommes littéralement noyés dans le torrent d’informations et de stimuli incessants que diffusent en continu nos écrans.
Et ça marche ! Si on en croit les dernières études, nous passons en moyenne 4,6 heures par jour devant les écrans, ce qui représente 15 ans de vie ! C’est deux fois plus que le temps que l’on consacre aux repas : 2,4 heures en moyenne.
Une indigestion générale
Nous sommes devenus addicts à l’information en continu, à la notification surprise, aux likes satisfaisants, aux scoops de pacotille, aux vidéos stressantes, puis celles réconfortantes, aux conversations superficielles, etc.
Cette sursollicitation affecte nos comportements : nos cerveaux, habitués à cette dopamine, en redemandent de plus en plus. Nous avons besoin de nos stimuli et nous allumons nos écrans sans même y penser. Nous tremblons d’angoisse face à l’ennui ! Ce dernier étant pourtant l’occasion de nous tourner vers l’intérieur pour se poser des questions, imaginer le futur, rêver, se créer des projets, développer des réflexions.
Ce n’est qu’un début et les effets ne se voient peut-être pas tant que ça, mais ce sont les jeunes les plus touchés avec des temps d’écrans les plus longs et de plus en plus précoces.
Une étude de Microsoft a récemment montré que notre attention “soutenue” avait diminué de plus de 33% entre 2000 et 2015 (le poisson rouge nous est désormais passé devant).
Eh mais on ne parle plus du repas là ! J’y reviens…
Pique-assiette
Une journée ne comportant que 24 heures, il faut bien trouver ce temps quelque part. Alors même si le temps des repas tend à rester stable selon une étude récente de l’INSEE, la qualité est délaissée pour gagner du temps. On cuisine de moins en moins, et les plats cuisinés, qui ne sont pas des références de qualité, s’invitent à notre table quotidienne.
Mais surtout, nous déjeunons et dînons dorénavant en présence de nos écrans.
À la succession du journal de papy ou de la télévision de papa et maman, qui s’étaient déjà incrustés à leur table, c’est le smartphone qui vient squatter nos repas ; et il est beaucoup plus bavard.
C’est ainsi qu’on se retrouve, l’œil rivé sur une publicité d’un service de livraison, à se fourrer un aliment insipide dans le bec en attendant que la vidéo du perroquet danseur veuille bien démarrer.
Il faut se l’avouer : ces nouvelles technologies ont réussi à mettre le pied dans la porte de notre cerveau en se fichant pas mal de notre qualité de vie.
L’idée d’un repas, c’est comme je le disais, un moment d’échange, mais aussi un moment de relâchement, un moment où l’on s’abandonne à nos sens et à l’écoute de l’autre.
Cette omniprésence des écrans détériore notre capacité à être 100 % dans le moment présent et à cueillir les fruits de cet espace-temps qui nous était jusque-là réservé.
L’art de prendre le temps
Avez-vous déjà observé la célèbre cérémonie du thé ? Elle élève le simple fait de préparer une boisson pour un invité au rang d’art, composé de gestes précis et codifiés, juste pour le plaisir de l’invité. Cette pratique japonaise, qui peut durer plusieurs heures, a été conçue pour rappeler une chose :
Chaque rencontre est unique, et les émotions vécues ne pourront jamais être vraiment retrouvées.
Cette cérémonie est aussi un moment pour trouver une paix intérieure et s’éloigner des préoccupations quotidiennes.
Nous devrions nous inspirer de cette pratique qui élève une simple préparation culinaire en un rituel spirituel.
La nourriture pour figer le temps
Alors que le temps de cette époque nous file trop vite entre les doigts, le repas est un moyen de le suspendre et d’apprécier des tranches de vie avec toute l’attention qu’elles méritent. La gastronomie est un espace fertile pour ceux qui veulent ralentir le rythme.
Pensez au temps et aux étapes nécessaires pour bonifier un vin avant qu’il ne soit versé dans votre verre. Celui qu’il a fallu pour affiner un fromage avant qu’il atteigne cette texture parfaite. Le temps qu’il a fallu pour mijoter un plat en sauce dont chaque bouchée vous fait saliver. Pensez aux gestes précis et assurés de l’artisan, qu’il soit boulanger, pâtissier ou cuisinier, qui met en pratique jour après jour le résultat de milliers d’heures d’apprentissage.
Aiguiser son œil, son nez et son palais pour savourer pleinement les merveilles du repas nous permet de mieux apprécier le temps et de le suspendre. Cela enrichit notre existence en nous invitant à profiter d’un moment unique et éphémère.
Défendez votre table
L’idée n’est pas de refuser son époque ou de vivre dans le passé. Ces outils font partie de notre vie maintenant et nous devons apprendre à évoluer avec. Mais nous devons ne pas nous laisser asservir par ces technologies. Protéger nos précieux espaces d’existence, comme celui du repas, est un devoir envers notre qualité de vie.
Le repas n’est-il pas ce qui fait de nous des êtres humains civilisés et sociables ?
Prendre conscience de ces intrusions “affamées” de nos temps de vie est la première étape. La suivante est de lutter, au nom de votre intégrité, contre ces ingérences numériques dans les cerveaux. Des organisations comme Slow Food l’ont compris depuis longtemps : il est crucial de défendre nos espaces de liberté, de pensée, de détente, de rêve, de partage, de dégustation, de plaisir gustatif. Ils militent pour un retour aux sources, encourageant chacun à redécouvrir le plaisir des aliments locaux et de saison, cuisinés lentement et partagés en bonne compagnie.
Prendre le temps de cuisiner et d’apprécier un repas n’aura jamais autant été un acte de résistance culturelle. Coupez les écrans, rangez vos téléphones, allongez vos jambes sous la table, appréciez les odeurs et les saveurs. Savourez, et laissez aller vos esprits libres, où bon leur semblera d’aller.
Mangez libres !
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